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Stress et grossesse

Son grand-père avait beau la bercer sans relâche, les pleurs désespérés de Léa résonnaient depuis des heures dans le couloir. Sa maman s’était blottie dans son lit, pour sangloter elle aussi. Dans le salon, c’est la grand-mère qui était en larmes.

« Quand mon mari est rentré du travail, mon père lui a mis Léa dans les bras en lui disant : “Vite, prends-la !” Notre nouveau-né venait d’achever trois adultes… »

Aujourd’hui, Léa a 5 ans. Et la fillette aux grands yeux bleus déborde de joie de vivre. « Mais très rarement, quand elle est très fatiguée, elle fait encore des crises d’anxiété sorties de nulle part. Je me demande souvent comment les hormones de stress dans lesquelles elle a baigné pendant neuf mois ont contribué à forger son tempérament », s’interroge sa maman, qui a quitté Saint-Hilaire pour mener une carrière de neuroscientifique à Londres (et qui témoigne sous un nom d’emprunt).

En excès, l’une de ces hormones, le cortisol, traverse le placenta et peut perturber le développement du fœtus – au point de « programmer » toutes sortes de problèmes –, révèle un nombre croissant d’études. Les cas extrêmes sont même liés à des risques accrus d’autisme ou de schizophrénie.

Et du cortisol, Catherine croit justement en avoir sécrété une bonne dose quand Léa grandissait dans son ventre. Cinq ans après s’être établie en Angleterre, nouvellement enceinte, un problème de visa absurde l’a contrainte à rentrer chez ses parents en catastrophe. À l’aéroport, les agents anglais l’ont malmenée comme une criminelle. Puis, pendant deux mois, la future maman s’est battue à distance avec la bureaucratie. Sans couverture médicale, à 5220 km de son mari, de leur nouvel appartement et de son emploi – que son départ forcé lui a fait perdre.

UN CERVEAU DIFFÉRENT

Mort ou maladie d’un proche, rupture, pauvreté, catastrophes naturelles, tourments quotidiens… Le stress n’épargne pas les femmes enceintes.

De 15 à 54 % des femmes enceintes ont des symptômes d’anxiété, indique un bilan de l’Institut national de santé publique du Québec. Et au moins 10 % sont en dépression.

Comment vont leurs bébés ? À l’Institut universitaire en santé mentale Douglas, deux chercheurs montréalais font à leur sujet des découvertes qui font le tour du monde. Le premier, Michael Meaney, s’est associé à des confrères de Singapour pour analyser le cerveau de quelque 80 nouveau-nés. « Les images montrent des différences évidentes entre eux, en fonction du bien-être de leur mère pendant la grossesse », rapporte le chercheur, qui enseigne au département de psychiatrie et de neurologie de l’Université McGill.

Chez les nouveau-nés de mères anxieuses ou déprimées, les structures cérébrales liées à la gestion du stress, au traitement sensoriel, au fonctionnement social et à l’humeur étaient singulières.

RISQUES SUR TOUS LES PLANS

Simple transmission génétique ? Pas pour les chercheurs, qui pensent que la détresse durant la grossesse provoque en soi, ou du moins accentue, ces particularités.

Suzanne King, une collègue du Dr Meaney, étudie justement l’impact d’un stress indépendant de la mère : la grande tempête de verglas de 1998, qui a plongé des milliers de foyers québécois dans le froid et le noir, causé des incendies, endommagé des maisons et rempli des refuges. « Une catastrophe naturelle, ce n’est pas comme un divorce ou une perte d’emploi. Cela se produit sans égard à la vie ou à la personnalité de la mère », précise-t-elle. Le contrecoup sur l’enfant n’a donc rien à voir avec les gènes dont il a hérité ni avec l’éducation qu’il reçoit.

La Dre King a elle aussi utilisé la résonance magnétique pour étudier le cerveau des enfants du verglas. Les images recueillies en septembre sont encore en cours d’analyse, mais depuis bientôt 17 ans, ses sujets se sont prêtés à toutes sortes d’autres tests.

Intelligence, vocabulaire, comportement, aptitudes sociales, capacités d’attention, humeur, poids, asthme…

« Quand la mère subit un stress intense, son bébé court des risques à certains niveaux, selon son sexe et le moment de la grossesse. »

— Suzanne King, chercheuse qui étudie l’impact d’un stress indépendant de la mère

Certaines séquelles étaient plus marquées chez les enfants des mères ayant vécu le plus d’épreuves (comme le nombre de jours sans électricité). D’autres l’étaient davantage chez les enfants de mères ayant ressenti le plus de détresse.

« En plus de provoquer des changements physiologiques, le stress affecte le sommeil, l’alimentation et les habitudes de vie », avance la Dre King.

UN TABOU

Diabète, hypertension, infections… Les gynécologues-obstétriciens les dépistent systématiquement chez les femmes enceintes. Mais très rares sont ceux qui s’inquiètent de l’humeur de leurs patientes, déplore la psychiatre Marie-Josée Poulin, de l’Institut universitaire en santé mentale-CHU Québec.

« L’Organisation mondiale de la santé n’a pas une ligne sur la santé mentale prénatale. Il n’y a même pas de cours là-dessus dans les facultés de médecine… Une femme enceinte, c’est censé être heureux ! Le contraire est tabou ! Alors on manque énormément de ressources. »

Depuis qu’elle a créé le premier programme québécois de psychiatrie périnatale, en 2003, elle se bat pour sa survie.

Pourtant, les besoins sont criants. Même chez la clientèle des sages-femmes. « On voit de plus en plus de femmes enceintes incapables de gérer leur angoisse au point de nous arriver sous médication. Avant, c’était très rare », indique Raymonde Gagnon, professeure au baccalauréat en pratique sage-femme à l’Université du Québec à Trois-Rivières.

Les médecins manquent souvent de temps pour les écouter. « Mais ce qui apaise, c’est l’accompagnement par un être humain », affirme Nicole Reeves, psychologue au département d’obstétrique du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). « Jadis, les femmes d’expérience offraient un soutien aux plus jeunes. Maintenant, les patientes sont très seules avec leurs questions, devant l’internet et leurs livres. »

Dans certains cas, le suivi médical est carrément paniquant. « Une mesure n’était pas normale dans le cerveau de mon bébé, raconte la mère d’un garçon de 4 ans débordant de vivacité. Le médecin disait que c’était un signe de gros retard. J’avais 24 heures pour décider d’avorter. Je me suis effondrée. J’ai retiré ma candidature pour le poste que je voulais. Puis, j’ai attendu l’accouchement dans l’angoisse. Pour rien ! Aujourd’hui encore, si je vois un enfant handicapé, je pleure. »

SUPERWOMEN

Se tourmenter au sujet de la santé du futur bébé, de l’accouchement, de ses capacités parentales… Le phénomène est si présent qu’il porte un nom : l’anxiété spécifique à la grossesse, indique Nicole Reeves, qui étudie ses causes dans le cadre de son doctorat à l’Université Paris-Descartes.

Au CHUM, 27 % des 83 patientes évaluées dans le cadre d’une recherche pilotée par sa collègue Emmanuelle Robert en souffraient. Sans même vivre une grossesse à risque ni être atteintes d’un trouble psychiatrique persistant.

« Notre société occidentale est en quête de perfection, et certaines femmes enceintes visent des niveaux inaccessibles. Elles tolèrent mal la perte de contrôle et compensent par une hyper vigilance », avance MmeReeves.

« Les mères veulent garder un corps parfait, suivre un plan de naissance, rester glamour tout en allaitant », renchérit la Dre Marie-Josée Poulin, en précisant que le taux de dépression postnatale est récemment passé de 13,4 % à 19,6 %. « Parce qu’on voit beaucoup plus de dépressions d’échec narcissique, de ne pas avoir été à la hauteur », dit-elle.

Selon diverses études, les femmes anxieuses durant la grossesse sont trois fois plus à risque d’en arriver là.

QUE FAIRE ?

Que faire ? Dire aux femmes de se calmer est simpliste, voire nocif. « Elles craignent déjà que leur bouleversement affectif ne nuise à leur bébé. Si elles s’inquiètent d’être inquiètes, c’est sans fin », prévient Nicole Reeves.

Parfois la psychothérapie s’impose. Parfois, il faudra aussi des médicaments, pour éviter que la détresse ne nuise au lien mère-enfant. Une importante recherche étalée sur 25 ans démontre que les enfants de femmes soignées avec des antidépresseurs durant la grossesse ont mieux évolué que les enfants de femmes déprimées n’en ayant pas pris.

« La bonne nouvelle, c’est que tout ne se joue pas de façon définitive, conclut Mme Reeves. L’important, c’est d’aller chercher de l’aide. »

Source : Grossesse en détresse – La Presse+